Retour aux choix de l'histoire

RENCONTRES

Did you see the frightened ones
Did you hear the falling bombs
Did you ever wonder
Why we had to run for shelter
With the promise of a brave new world
Wonderful beneath a clear blue sky

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Pink Floyd – Goodbye Blue Sky
N’étiez vous pas effrayés
N’entendiez vous pas tomber les bombes
Vous demandiez vous parfois
Pourquoi courir vers les abris
Malgré la promesse d’un monde tout neuf
Merveilleux sous un ciel d’azur


Durs Réveils

      Un raclement. Plusieurs claquements sourds. La coque semble gémir sous l’effort imposé. Une seconde, le vaisseau paraît basculer dans l’espace, comme s’il allait tomber puis, aussi brutalement, la pesanteur revient lorsque enfin les compensateurs corrigent l’accélération. Le pilote pousse un juron, s’accrochant à son siège.

      Le voyant du pilote automatique passe en orange, clignote quelques instants sur la console centrale, puis passe définitivement à un bleu rassurant.

      « SPIRIT OF HAVANA, ici remorqueur FIGHTING DOG, de FREEPORT. Arrimage terminé. Prise en charge du guidage jusqu’au spatioport opérationnelle. »

      « Ici SPIRIT OF HAVANA. Bien reçu. Je vous laisse le contrôle. »

      « Pas de problèmes, Commandant. Amarrage prévu vers 15:00. »

      Le commandant Sherdon pousse un profond soupir et se renfonce dans son siège. D’un geste las, il coupe les derniers circuits de commandes des propulseurs primaires. Le bourdonnement sourd qui l’accompagne depuis le début du périple hoquète, s’étouffe avant de stopper complètement. Un silence oppressant envahit la passerelle, ne laissant subsister que le faible chuintement du recycleur d’air. Alan s’étire, fermant un instant les yeux. Tout va bien, ça y est, tout est fini. Il peut enfin quitter des yeux les écrans d’observation sur lesquels les alertes arrêtent peu à peu de clignoter. Relaxes-toi, tu l’as bien mérité !

      Lorsque son navire est ainsi pris en remorque, le rôle du pilote spatial se résume à celui d’un simple spectateur. Habituellement, le trajet est court, juste pour atteindre le quai. Mais ici…

      Levant la tête sur l’écran de vision avant, le commandant observe, impressionné, le spectacle fabuleux qui environne les deux vaisseaux. Aussi loin qu’il puisse voir, l’espace est rempli de masses informes en mouvement, d’astéroïdes qui tourbillonnent inlassablement autour de l’étoile brûlant au centre de cet enfer. Ces rochers, lancés dans une course folle sur des trajectoires erratiques, lui rappellent un peu la ceinture d’astéroïdes d’Eden, dangereuse et belle. Mais ici, le chaos rocheux remplit tout l’espace autour de la naine blanche sur plus d’un parsec, scintillant sous sa lumière glacée. « Quel spectacle dantesque » pense-t-il. Oui, c’est aussi ce qu’ont pensés les premiers explorateurs venus de Woodridge, au siècle dernier, lorsqu’ils ont nommé l’étoile pâle qui écrase de son projecteur les cailloux qu’elle garde prisonniers de son attraction.

      Il jette un coup d’œil vers Dante, le soleil blanc qui projette une lumière crue sur la course folle des astéroïdes. D’après les spécialistes, une catastrophe s‘est produite ici, voici quelques millénaires. Cette explosion incompréhensible a provoqué la fragmentation des planètes qui constituaient le système en une multitude de rochers projetés dans l’espace. La situation s’est un peu stabilisée, et la plupart des astéroïdes, au moins les gros, ont des trajectoires prévisibles. Mais il n’est encore pas rare de pouvoir observer de superbes collisions entre deux masses de plusieurs millions de tonnes, avec des gerbes d’éclats qui partent comme des projectiles dans toutes les directions.

      Parfois, il est possible de croiser des morceaux suffisamment gros pour être reconnaissables, cône de volcan, lit de rivière ou plaine herbeuse, fragments d’un passé révolu, figés par le froid de l’espace. Sherdon n’a vu ce type de spectacle que sur des vidéos prises par des mineurs, mais il en garde encore une angoisse qui l’étreint depuis son entrée dans le système. On raconte même que des cadavres de créatures auraient été trouvés, conservés par le froid sidéral. Mais les mineurs racontent tellement de choses qu’il est difficile de tout croire.

      Certains assurent même avoir vu des épaves de vaisseaux Varls. Toutefois personne n’a jamais réussi à prendre un des navires extraterrestres en remorque et à ramener quelque chose d’identifiable jusqu’à une station.

      Sherdon frissonne. On dit tant de choses sur ces reptiles. Ils auraient voyagé dans l’espace avant que les humains ne les rencontrent, mais pourtant ils semblent s’être cantonnés à un seul système solaire, comme s’ils craignaient l’espace profond. Ils interdisent aux navires humains l’entrée du système de VARLON mais ils n’ont jamais été agressifs en dehors de chez eux. Alors pourquoi seraient-ils venus ici, dans cet enfer ? Surtout pour y mourir aussi atrocement !

      Lors des instants délicats du pilotage, lors de l’approche du système, Sherdon imaginait souvent son corps, couvert de givre, errant parmi les monstrueux rocs erratiques. Il lui semblait parfois voir un astéroïde foncer sur lui, faisant éclater la fragile coque du vaisseau comme une bulle de savon, projetant la cargaison dans un nuage d’air brutalement congelé. Par moment, sa peur se muait en panique, l’incitant presque à faire demi-tour, à préférer l’esclavage qu’il avait fui au risque d’une mort atroce.

      Mais maintenant, tout cela est fini. Il est enfin arrivé à destination, il est vivant et libre. Le voyage aura duré trois mois, dans un vieux coucou pourri qui craque de partout, avec pour seule compagnie les sarcophages des passagers en stase cryogénique et un ordinateur de bord qui ne sait jouer qu’aux échecs. Il a vécu ces trois mois loin de tout, lancé à la vitesse de la lumière ou presque, sans aucun contact avec l’extérieur, sans nouvelles de ceux qu’il avait abandonnés à leur destin. Il se sent aujourd’hui plus seul que jamais. Pour ceux qu’il a laissés là-bas, s’ils avaient survécu, trois années se seraient écoulées. Qu’est-il advenu d’eux, de leurs rêves de liberté et de fraternité ? Certains ont-ils pu fuir avant la fin ? Il se souvient de ceux qui sont morts avant, qui ont donné leur vie pour ce rêve. Tant de souvenirs amers !

      Il soupire, revenant au temps présent. Il est l’heure de réveiller les dormeurs. Les trois heures nécessaires à la délicate manœuvre d’approche ne seront pas de trop pour récupérer du long sommeil glacé de la stase. Il n’a jamais eu l’occasion d’essayer, mais il sait que le retour à la vie est une atroce torture. Chaque muscle tétanisé proteste énergiquement contre le réchauffement progressif de l’organisme, envoyant des signaux désespérés vers le cerveau. Il a vu certains de ses passagers se tordre de douleur, bavant, pleurant et implorant en vain de l’aide. Pour chacun, l’épreuve est différente, mais toujours longue et pénible, et rien ne peut l’empêcher.

      Maintenant que sa présence n’est plus nécessaire dans la salle de pilotage, il peut quitter son siège. Il rejoint la soute, dans laquelle s’alignent deux rangées de sarcophages. Les seuls survivants du massacre de DA SILVA. Si peu ! Parcourant lentement la travée médiane, il déclenche pour chacun la séquence de décongélation. La salle se remplit rapidement des chuintements et des glouglous des machineries remises en route. Si certains des passagers lui sont inconnus, la plupart sont des amis, des frères de combat. Auprès d’eux, il a pendant des années défendus les idéaux de justice et de liberté contre l’impérialisme de l’ALPOTECH.

      Tanchip, Edward, Almille et tous les autres ont été de tous les combats. Avec un pincement au cœur, il se dit qu’il a toujours eu le bon rôle dans leurs expéditions. Pendant qu’eux subissaient le feu ennemi, qu’ils se défendaient parfois désespérément, il restait au calme aux commandes du navire, prêt pour les évacuer. Rien qu’un chauffeur, pas un vrai combattant. Il ne saurait même pas tuer de sang-froid. Alors qu’eux, là, sont de vrais soldats de la liberté.

      Aujourd’hui, par contre, il pourra enfin être fier de son exploit, malgré tous les morts laissés dans son sillage. Ce voyage a été son aventure, et la récompense sera de poser enfin le pied sur la base libertaire en disant à ses amis « voilà, je vous l’avais promis… »

      Rêvant ainsi, il arrive finalement au bout de la rangée, approchant des derniers cercueils occupés. Ces dormeurs-là, il ne les connaît pas. Un ramassis d’errants, d’hommes et de femmes perdus dans la rébellion, parvenus par chance ou par hasard à monter à bord du SPIRIT OF HAVANA. Ils étaient plusieurs centaines, à vouloir tenter la chance, à espérer quitter l’horreur et l’esclavage imposés par le Conseil de la Corporation, et tenter de vivre enfin libres. Chaque vaisseau en a pris quelques uns, plus pour calmer la foule que par réel besoin. Seuls une poignée d’entre eux a pu parvenir jusqu’à cette cale. Certains sont montés dans d’autres vaisseaux, mais la majorité est quand-même restée dans la base, à regarder s’éloigner les vaisseaux, emportant leurs derniers espoirs, la flotte libre des Anarchistes. Qu’ont-ils eu le temps de voir, avant que les missiles ne frappent à mort le satellite? Ont-ils vu l’horreur fondre sur la flotte ? Il souhaite que non, il espère qu’ils n’ont pas su l’atroce vérité, la fin des espoirs. Leur mort a-t-elle été rapide ? Ont-ils soufferts ? Il jette un œil vers les silhouettes à demi masquées par le givre des couvercles. Ceux-là sont encore en vie. Pourquoi eux ? Et pourquoi son vaisseau ?

      Regardant les dormeurs inconnus, il se demande pourquoi ces hommes et ces femmes sont arrivés là. Ses amis, les combattants, ont tous un idéal, ils luttent ensemble pour une cause. Les inconnus étaient arrivés, un à un, échoués sur la base, comme beaucoup d’autres. Souvent l’air hagard, les mains vides, sans but. Le bout d’un exode dont chacun masquait les plaies dans un mutisme sombre. Comme des centaines d’autres. Mais ces onze personnes sont encore vivantes, contrairement aux autres réfugiés.

      Quelle est la différence ? Qu’ont-ils de plus que les autres ? Et lui-même ? Depuis trois mois, la question le torture, l’éveillant, couvert de sueur glacée, au milieu de la nuit. Pourquoi ?

      Sherdon a maintenant activé le réveil de chacun des passagers. Il va de l’un à l’autre, attentifs aux besoins de tous, un tube de pommade décontracturant pour Neville, le stratège, une serviette sèche pour Anika, sa compagne, de l’eau sucrée pour chacun. Les premiers éveillés prennent lentement pied dans la réalité, en gémissant, tentant avec peine de se redresser, de s’asseoir sur leur couche pour les plus solides. Les autres, allongés, émergent à peine de l’inconscience, souffrant en silence tandis que les effets du réchauffement leur déchirent les nerfs comme du plomb en fusion versé dans leurs veines.

      « Je peux vous aider ? »

      Le commandant sursaute en se retournant. L’homme, debout à coté de lui, tient à la main une barre de céréales entamée dans laquelle il croque à pleines dents. Eberlué, le commandant reconnaît l’un des derniers passagers à avoir embarqué. Un des derniers aussi qu’il a réveillé. Il devrait à peine sortir de l’inconscience, allongé sur son lit de douleur. Mais non, il est debout, comme s’il ne s’était rien passé, qu’il n’avait pas passé trois mois congelé dans un bac.

      Un regard bleu, franc, direct, mais comme une impression d’étrangeté dans le sourire, comme si pour lui, tout cela n’était qu’un jeu. En montant à bord, déjà, Sherdon avait noté son attitude bizarre. Il avait souri devant le sarcophage, observant les contrôles, passant une main distraite sur le couvercle de cristal avant de s’allonger calmement, sans crainte, comme s’il s’agissait uniquement d’un jeu. Et il se tient là, rasé de frais, habillé impeccablement, alors que les autres ressemblent encore à des légumes, à des noyés revenant à la vie, ébouriffés avec une barbe de trois jours. C’est tout simplement impossible. Le commandant, un instant décontenancé, se reprend. L’espace rend les hommes pragmatiques.

      « Que…Comment... ? Oh ! Et bien oui, j’aurais bien besoin d’un coup de main. Vous vous y connaissez en réveil cryogénique ? »

      « A vrai dire, plutôt d’une manière théorique… Jusqu’à maintenant. Mais n’ayez aucun souci, j’ai bien étudié la question quelque temps avant d’arriver. »

      « Alors, puisque vous êtes là, mettez-vous au travail, Monsieur .. ? »

      « Faber Fabre. Heureux d’être à bord, Commandant Sherdon. »

      L’homme tend sa main, utilisant l’antique signe de salut habituel sur la défunte Terre. Il a été abandonné depuis si longtemps que Sherdon a un instant d’hésitation. Puis, sans réfléchir plus longtemps, il tend à son tour une main, continuant ainsi l’étrange rituel. L’homme serre cette main offerte, la secouant doucement, avant de la lâcher. Il sourit toujours à Sherdon, qui le regarde comme s’il voyait un fantôme.

      Calme, ne laissant transparaître aucune séquelle de son long sommeil artificiel, l’homme a déjà tourné les talons et se dirige vers un autre passager, qu’il masse adroitement, apaisant ses contractures. « Il faudra que j’élucide ce mystère », songe Sherdon, en jetant des regards en coin vers l’étrange passager. Oui, mais plus tard, il y a maintenant trop à faire. Ils n’ont que peu de temps avant l’arrimage. Passant de l’un à l’autre, les deux soigneurs réconfortent et remettent sur pied tous les passagers en peu de temps.

      Enfin chacun, plus ou moins bien réveillé, habillé, soigné, peut marcher et rejoindre le pont du navire. Les combattants ont formé un groupe, laissant à part les étrangers qui se regardent sans trop oser se parler. Etrange, pense Sherdon, comme l’effet de meute peut encore influer les hommes, malgré des siècles de civilisation. Peu à peu, deux groupes se formèrent, isolant les quelques civils des soldats Anarchistes. Ce n’est pas le problème de Sherdon, qui observe les inconnus se grouper autour de Fabre.

      Il rejoint ses amis. Chacun scrute par les écrans l’espace encombré qui les entourent, recherchant les vaisseaux amis qui les accompagnaient au départ. Il faudra bien leur expliquer, leur dire la vérité, leur avouer la forfaiture, et la destruction de la flotte.


Liberté, douce liberté…

      Lude a les yeux rivés sur l’astéroïde qui grossit sur les écrans. PORT LIBRE ! Il en rêve depuis de nombreuses années, espérant qu’un jour, il aurait la possibilité d’y poser le pied. Un monde libre, où chaque homme, chaque femme est l’égal des autres, et peut décider de sa vie. Chacun y a sa chance, et les perdants ne peuvent s’en prendre qu’à eux-même.

      La station est enfin visible, enchâssée dans le roc dont elle fait partie, métal luisant mêlé aux traînées grises de la roche originelle. Les vaisseaux de la rébellion orbitent tout autour, la défendant contre toute velléité d’agression des Capitalistes ou des Survivalistes.

      Le vaisseau ne se dirige pas directement sur l’astéroïde. Il semble en approche d’une petite station spatiale, une minable boîte métallique peinte de couleurs criardes. Reliée par un ascenseur orbital à la cité au sol, elle ressemble à une épave abandonnée. Seules les peintures dont elle est couverte l’égayent un peu. Quelqu’un a peint, sur une des faces, une tête de femme couronnée avec un bras tendu, levé, dont la main porte un énorme flambeau stylisé. Etrange symbole, incompréhensible.

      « Amusant, comme les idéaux résistent aux réalités, non ? Ah liberté, douce liberté… Les hommes sont partout restés des enfants.

      Lude jette un regard sombre vers l’homme qui lui sourit, calme, décontracté. Il n’a pas cette mine de papier mâché que partagent les autres. Lude ouvre la bouche, interrogateur, mais l’étranger s’est déjà tourné vers un autre passager.

      A l’autre bout de la pièce sont massés les Soldats de l’Anarchie, dans cet étrange accoutrement qui est comme un signe de reconnaissance. Tenue de camouflage mal ajustée, béret et barbe courte. Et l’inévitable T-Shirt avec cette photographie stylisée venue du fond des âges. Le CHE. L’image d’un Dieu, d’un homme ou d’une idée ? Personne n’en sait plus rien depuis longtemps. Finalement, ils ressemblent beaucoup à leurs homologues de l’ALPOTECH, ces soldats sans âme qui tuent et violent pour le plaisir. Ils se préparent, en rang, à rejoindre la station dès la fin de l’arrimage.

      Lude observe ses compagnons. Les civils, comme dit le commandant avec un air de dédain. Tous lui semblent étranges. Que doivent-ils penser de lui ? Maigre, glabre, un peu efféminé, il doit paraître minable. Alors qu’il se sent de taille à affronter toute l’ALPOTECH !

      Betsy, la jeune femme à ses cotés, est presque jolie, mais elle jette sur tout ce qui l’entoure un regard craintif, comme un animal pourchassé, qui n’attire pas la conversation. On dirait qu’elle redoute quelqu’un ou quelque chose. Brune, cheveux courts. Presque androgyne. Ni femme ni homme.

       Le géant roux appuyé au sas est aussi étrange, à sa manière. Il se déplace comme s’il arpentait un palais, l’air raide et digne. Il n’a dit qu’une seule phrase en entrant : « appelez-moi Kirk ». Lorsqu’il saisit un objet, il semble se concentrer dessus, comme si c’était une chose précieuse, fragile. Il s’occupe peu des autres, observant à distance les soldats avec un air dédaigneux, comme supérieur. Ceux-ci l’observent aussi, ricanant par derrière de ses mines.

      Lude lance un regard admiratif vers l’autre fille, la blonde. Il y a un an, lorsqu’il était encore un homme entier, avant qu’il ne perde sa virilité, il se serait jeté à ses pieds, il aurait tué pour un seul sourire d’elle. Sa beauté est éblouissante. Elle semble planer au-dessus du pont, tant tous ses gestes sont fluides, coulants, et sûrs. Comme Antonita. Encore une fille à papa ! Qu’est-elle venu faire ici ?

      Mais les plus étranges sont les trois frères. Des chanteurs qui ont été bien connus quelques années auparavant, lorsqu’ils étaient encore adolescents. A l’époque, ils étaient cinq. Aujourd’hui, il ne reste que trois épaves apeurées, projetés à trois années-lumière de la civilisation qui les avait portés en haut de l’affiche avant de les oublier. Pâles, affamés, mal habillés.

      Il jette un regard chargé de haine vers le dernier groupe. L’homme est carré, bâti pour le combat. Dans chacun de ses gestes on sent le fauve, la bête prête à frapper. Une brute. Un ancien soldat de la corporation, certainement. Dégradé, chassé, comme l’atteste son oreille droite coupée. Même pour ces salauds de Corpos, il n’était pas assez bon. Les deux filles qui s’accrochent à son bras sont habillées de tenues suggestives. Deux prostituées et leur souteneur. Lude sourit tristement. Ce n’est lui qui aura besoin de leurs services.

      Ses réflexions sont interrompues par un contact brutal. Le vaisseau s’est arrimé, mais violemment. Le commandant est tombé sur le sol, comme beaucoup de monde, et se relève en maudissant les pilotes du remorqueur. Lude, lui, n’a pas bronché, bien sûr. Il sourit, amusé. Bien utiles, ces jambes bioniques ! Autour de lui, certains sont aussi restés debout.

      Kirk s’est accroché à un montant. Il le tient si fortement que l’on pourrait imaginer que sa main s’y est incrustée. Sandy, la blonde, est restée aussi immobile que Lude. Elle serait aussi modifiée ? Betsy est tombée, mais s’est déjà relevée après un roulé-boulé. Les chanteurs forment un tas à terre, emmêlés avec Faber. Les filles se sont raccrochées au soldat, qui semble avoir amorti le choc, et est resté debout de justesse.

      

      Dans un chuintement, le sas s’ouvre, les pressions s’équilibrant avec un désagréable effet d’étourdissement pour les oreilles sensibles. Lude déglutit, laissant passer le malaise. Trois hommes entrent dans le vaisseaux. Armes à la main, uniforme impeccable. Lude sent son cœur rater un battement. Non, pas non plus ici, il doit fuir. Ses yeux paniqués cherchent une illusoire porte de sortie. Il se reprend. C’est normal, même ici une police est nécessaire.

      Le chef des douaniers parcourt la pièce du regard, masquant ses yeux derrières d’épaisses lunettes sombres. Il glisse rapidement sur les soldat, pour observer plus longuement les civils. Fugitivement, une ombre semble passer sur son visage, avant que ne revienne le sourire forcé qu’il arbore depuis son entrée.

      « Les civils d’abord ! Avancez, avancez !!! » Sortant en file indienne, ils prennent enfin pied dans la station. Les hommes en armes les conduisent vers une salle de conférence. Quel luxe, sur une station si isolée ! Disposés dans un petit amphithéâtre, une cinquantaine de sièges fait face à un écran. Une partie est déjà occupée par diverses personnes. Lude devina, à leurs costumes, qu’il s’agissait d’émigrants en provenance de l’espace Survivaliste.

      Chacun des arrivants se place à sa guise parmi les rangs encore libres. Amusé, Lude, restant debout à la porte, remarque comment le géant roux s’installe loin du soldat et de ses filles. Les deux femmes prennent place ensemble, dans le fond de la salle. Les trois frères se sont mis au premier rang, laissé libre par les précédents occupants. Quand à Fabre, il reste, les bras croisés, à coté de Lude. D’un geste de la tête, il lui propose de s’asseoir. Il choisit des places au fond, entre Kirk et les deux femmes.

      A peine se sont-ils assis qu’arrive un homme replet soigneusement habillé d’un costume bien coupé. S’avançant vers l’estrade, il s’installe derrière un pupitre. Les lumières s’estompent tandis qu’à l’écran défilent des images. Combats contre les forces d’Oppression, visages épanouis et souriants des mineurs libérés, sur un fond de musique entraînante.

      La débauche de sons et d’images se terminent par l’affichage en trois dimensions du logo de la République Anarchiste, l’antique symbole de l’anarchie. Tandis qu’une douce musique de fond accompagne les rotations de l’image, l’homme s’avance, son visage éclairé par la lampe du pupitre.

      « Chers amis et futur Libres Citoyens de la République Anarchiste, je suis honoré, en tant que Responsable de l’Immigration, de pouvoir aujourd’hui vous souhaiter la bienvenue dans notre espace de liberté, loin de l’exploitation des hommes par les hommes, ainsi que de l’intégrisme aveugle et rétrograde. Cet espace sera le votre pour en faire ce que vous voudrez qu’il soit, dans un esprit de liberté et de modernité.»

      Il continue pendant quelques minutes sur le sujet, stigmatisant les défaut de l’Alpotech comme ceux des Survivalistes. Soudain, il change de ton, se penchant vers son auditoire et prenant un air plus grave.

      « Toutefois, ici aussi, des règles existent, comme partout où vivent les hommes et les femmes. Libre à vous, aujourd’hui, de les accepter ou de repartir »

      Quelques rires nerveux fusent dans l’assemblée. Aucun n’a bien sûr de billet de retour, même si un tel projet avait été réalisable.

      « Le vol, le viol et le meurtre sont punis sévèrement, ainsi que toute action pouvant mettre la Communauté en danger, comme de professer des doctrines contraires à l’Anarchie. Les mœurs dépravées – il lança un regard vers l’ancien soldat et ses deux compagnes – sont tolérées, à condition de n’avoir lieu qu’entre adultes consentants, et de ne pas s’étaler sur la place publique. »

      Son ton se fait plus dur, alors qu’il se penche tellement sur le pupitre que son visage, éclairé par-dessous, semble soudain monstrueux.

      « Pour ceux qui enfreignent les lois, les peines peuvent aller des travaux d’intérêt généraux jusqu’à la confiscation des biens ou au bannissement hors de la Communauté. Et aucun banni n’est jamais revenu. Il est vrai que dans l’espace sans scaphandre…»

      Il se redresse, un sourire s’élargissant sur son visage.

      « Pour tous les autres, notre police, efficace et sympathique, n’est là que pour nous aider à mieux vivre. De son côté, l’état vous garantit à tous un air correct, de l’eau et de la nourriture en quantité suffisante. Ces services sont un droit qui impliquent en retour des devoirs. »

      A nouveau, il se penche pour mieux scruter les visages des émigrants. Ses yeux semblent fouiller au fond des pensées de chacun.

      « Le premier est de veiller à la prospérité de notre Nation Libre par le travail et l’effort de tous, mais aussi par une –hélas- inévitable contribution financière auprès des représentants de l’Etat. Notre monnaie se nomme le dollar. Elle n’a pas encore de parité avec les Azyens de M. WOODRIDGE ni avec les Kigs des Survivalistes. Ceci ne saurait tarder, dès qu’ils reconnaîtront notre souveraineté. »

      Encore quelques rires, mais l’assistance ne semble pas vraiment comprendre où il cherche à expliquer. Lude, quand à lui, sent une sueur glacée descendre dans son dos. Il se sent pris au piège. Ce n’est pas comme cela qu’il imaginait la liberté !

      « En attendant, nous avons décidé d’échanger un dollar contre cent Azyens ou contre cinq Kigs. Tout à l’heure, des fonctionnaires changeront l’argent en votre possession. L’argent se gagne ici par une activité profitable à la Communauté. Vous aurez un large éventail de choix, nous manquons partout de personnel. En particulier, notre police et, surtout, notre armée recrutent, car nous ne sommes pas encore en paix avec nos voisins.»

      Dans son débit et son attitude, Lude comprend que la fin du discours approche. Après quelques diatribes cherchant à renforcer leur foi en l’esprit de l’Anarchie, il leur propose de profiter d’une légère collation offerte par ses services, tandis que la lumière revient avec une douce musique lénifiante. Dans un brouhaha de discussion et de commentaires, tous se lèvent et se dirigent vers une porte qui vient de s’ouvrir, auprès de laquelle se tient un soldat. Venant du fond de la salle, Lude, Kirk et Fabre sont les derniers de la file. Les deux filles ne sont pas loin devant eux.

      

      Tandis qu’ils avancent entre les chaises vers la porte, Lude remarque un étrange manège. A deux reprises, le soldat en poste semble répondre à un ordre fourni par son oreillette. S’interposant devant une personne, il la dirige vers une autre porte, gardée par deux hommes en armes.

      Le premier à sortir ainsi du rang est un homme plus mince, crâne rasé avec une longue natte, portant bouc et moustache. Habillé comme un Survivaliste, il se déplace souplement, mais sans cesser de surveiller d’un air sombre les soldats. Il passe entre les gardes sans un homme, s’écartant d’eux comme s’il lui répugnait de les approcher. Le second, encore en tenue de vol, est visiblement un pilote de vaisseau. Il paraît jeune, mais sa combinaison usée laisse présager une solide expérience de l’espace.

      Lorsque les deux femmes arrivent à la porte, elles sont à leur tour stoppées, et envoyées vers la seconde porte. C’est presque sans surprise qu’en approchant, il voit le garde s’avancer vers lui. Il ne peut toutefois pas retenir un geste d’appréhension en le voyant si près.

      « Messieurs, je vous prie de bien vouloir nous excuser, mais le Colonel O’Connor souhaiterait discuter quelques minutes avec vous. Ce ne sera pas long. Il vous attend dans une pièce attenante. »

      D’un geste, il désigne la porte gardée. Lude a bien envie de l’envoyer promener, et se prépare à répondre vertement, mais il sent une main se poser sur son épaule. Alors qu’il ouvre la bouche, une voix ferme s’élève dans son dos.

      « Bien, soldat. Nous allons voir votre Colonel. Il serait malséant de dédaigner de rencontrer les autorités juste en arrivant. » La main serre un peu plus fort l’épaule de Lude, la voix plus persuasive. « Ce serait malpoli de refuser, jeune homme, et dangereux pour notre avenir à tous. »

      Poussé en avant, Lude se laisse mener par le géant qui le pousse de sa poigne de fer. Ils passent la porte, entrant dans une petite pièce. Debout derrière un grand bureau de verre et de métal, les mains appuyée sur le dossier d’un fauteuil, les attend le chef des douaniers. Il a changé d’uniforme. Celui qu’il porte maintenant est beaucoup plus martial et impressionnant que le précédent. Sur son col est épinglé un écusson étrange, représentant une roue dentée, avec six dents.

      Des chaises placées en arc de cercle occupent la majorité de l’espace, faisant face au bureau. Le Survivaliste et le pilote sont déjà assis, les deux filles aussi. Il reste encore trois chaises libres, au milieu. Lude regarde ses deux compagnons s’asseoir sans un mot. Le colonel a un léger sourire forcé, et montre du bras la chaise libre.

      « Asseyez-vous, jeune homme, nous sommes entre amis. Ce n’est pas un tribunal, et nous n’allons pas vous suicider. »

      Lude sursaute. Comment peut-il savoir ? Un flash passe derrière ses yeux. Le corps de son père allongé dans la neige, nu et déjà congelé. Un officier regarde le cadavre, un air peiné simulé sur le visage. « C’est un suicide, pas de doute. »

      Devant l’air ahuri de Lude, le sourire du colonel s’élargit. Il a l’air content de son petit effet. Encore un de ces salauds des Renseignements ! Mais que sait-il vraiment ? C’est sans importance, Lude ne veut plus avoir affaire à l’armée. Il s’assoit lentement, prenant place avec ses compagnons.

      La plupart semblent étonnés, mal à l’aise d’être ici. Le plus gêné semble être Faber Fabre. Un homme étrange, mais sympathique. Il les a tous aidés lors du réveil, avec gentillesse et compétence. Mais maintenant, il donne l’impression d’être inquiet, comme un animal en cage qui cherche une sortie. Ses yeux surveillent les gardes et le colonel, pour revenir à chaque instant sur le bureau de verre.

      Lude se demande bien ce qui peut faire peur à quelqu’un parmi les quelques objets qui parsèment le meuble. Une maquette de vaisseau en plastacier, un presse-papiers en forme de pyramide, un antique bloc-note électronique et un hologramme de PORT-LIBRE. Rien d’inquiétant.

      « Bien, maintenant que tout le monde est ici, nous allons pouvoir parler sérieusement. Je me présente : Colonel 0’Connor, responsable des « Affaires Spéciales » pour PORT-LIBRE. » Kirk grommelle quelques mots pour lui-même, d’un air dédaigneux. « Non, Monsieur McMillan, le contre-espionnage, s’il vous plaît. Bon. Vous avez été repérés par mes services qui observent les émigrants. Il nous semble que vous possédez des compétences et des capacités qui nous sont indispensables. C’est étrange, nous restons parfois des semaines sans trouver personne, mais aujourd’hui est un jour faste !

      « Je ne suis pas intéressé, je vais vous laisser. » Le Survivaliste vient de se lever, se dirigeant vers la porte. Deux gardes s’interposent aussitôt, sans faire preuve d’agressivité.

      « Asseyez-vous, Monsieur Jay, et laissez-moi finir. Vos capacités nous intéressent, mais seraient dangereuses pour tous si je vous laissais libres dans la station. Je ne vous fais pas une proposition qui peut être refusée. Vous comprenez ? »

      L’homme stoppe sa marche, observant les autres attentivement un par un, comme s’il soupesait ses chances. Puis il revient s’asseoir.

      « D’accord, je vous écoute. Je ne promets pas plus. »

      « Bien, reprenons. Mes équipes font du bon travail dans la station, en assurant une sécurité correcte. Mais ce sont tous des militaires, avec les avantages mais aussi, je dois l’admettre, les défauts de leur formation. J’ai besoin d’une équipe, autonome, capable d’intervenir partout où cela sera nécessaire. »

      « Et sans attaches avec vos services, c’est cela ? » Jay, le Survivaliste, regarde maintenant le colonel avec plus d’attention.

      « Oui, tout à fait. J’ai même une mission pour vous, pour que vous puissiez former l’équipe. Ce sera bien payé. Mais avant, j’aimerais connaître ceux qui ne sont pas intéressés. »

      La blonde, Sandy, se lève. « Je vais vous laisser maintenant. Je ne suis pas venue ici pour jouer les espions. J’ai l’intention de travailler honnêtement pour gagner ma vie. » Les autres restent assis. Ils la regardent quitter la pièce.

      

      Le colonel attend que la porte se referme avant d’allumer un hologramme sur le bureau. Un vaisseau apparaît, un transporteur lourd de la milice de Woodridge. Lude frissonne. C’est à bord d’un navire comme celui-ci qu’il s’est enfui d’EDEN, voyageur clandestin caché dans une cale glacée et sans air. Il reprend ses esprits pour suivre l’exposé que commence O’Connor.

      « Le cargo XB 25-230 de l’ALPOTECH a été porté disparu hier matin dans le secteur A25.01.2245 du système de Dante. Son dernier message parlait de la découverte d’un artefact. Toutefois, là n’est pas le problème. »

      « D’après nos renseignements, ce vaisseau ne transporte que quelques équipements de rechange pour la station NATHAN, encore occupée par les troupes de Woodridge. Or, l’ALPOTECH a lancé tous ses vaisseaux armés disponibles dans le système à la recherche du disparu. Ce déploiement est disproportionné par rapport à la valeur du cargo. »

      « De plus, les vaisseaux de l’ALPOTECH sont sur les nerfs. Déjà, plusieurs mineurs ont été abattus sans raison, et des escarmouches avec nos troupes ont eu lieu. Cela me préoccupe particulièrement, car nous ne sommes pas en mesure de mener une guerre spatiale contre Woodridge. Ce qu’il faudrait, c’est que les forces de l’ALPOTECH trouvent rapidement leur navire, et nous laissent tranquilles. »

      « J’ai besoin de personnes qui recherchent le vaisseau et se débrouillent pour le faire découvrir aux soldats. Mais par ailleurs, son dernier message est curieux. Si vous trouvez l’artefact indiqué, ramenez-le si possible. »

      « Le temps presse. Je sais que vous êtes fatigués par votre réveil, mais votre navire vous attend au quai 37. Il s’agit d’un vaisseau remorqueur non armé. Il est rapide, et équipé de bons systèmes de détection. Des questions ?»

      Jay leva la main. « Oui, monsieur. J’essaye de comprendre. Il y a quelque part un vaisseau perdu si important qu’il peut provoquer une guerre, et vous envoyez à sa recherche une équipe d’inconnus, à laquelle vous confiez un précieux vaisseau spatial. Etes-vous fou ? »

      O’Connor sourit, un peu tristement. « Non, monsieur Jay, mais je n’ai pas le choix. Mes équipes sont trop occupées. Et puis, je suis sûr de vos capacités à régler cette affaire. »

      En disant ces mots, il pose une main sur le presse-papiers. Lude voit Fabre sursauter comme s’il était piqué. Ainsi, c’est la pyramide qu’il craint ! Le colonel a lui aussi remarquée la réaction de Fabre, et lui offre un sourire de connivence. A son attitude, il semble que Fabre n’apprécie pas d’avoir été remarqué.

      « Si plus personne n’a de questions, ces messieurs vont vous emmener à votre vaisseau. Bonne chance, et prenez garde. Sachez-le, je ne suis pas votre ennemi. Il est bien plus insidieux que moi, et rampe dans l’ombre. » Lude voit la jeune femme blêmir à son tour, comme si elle était spécialement visée. Intrigué, Lude remarque qu’effectivement, le colonel a les yeux fixés sur Betsy. Il ouvre la bouche pour parler, la referme un instant, comme s’il hésitait, puis reprend.

      « Ha, Grant, tous les codes du vaisseau sont dans son ordinateur de bord, en particulier les fréquences de communication. Si vous voyez un Varl, prévenez-moi ! » Lude a compris le jeu du militaire, et regarde le pilote. L’air halluciné, on dirait qu’il vient de prendre un coup de poing, tant il est choqué. Il nous tient tous, mais comment peut-il savoir ? Sur un dernier regard sardonique, le colonel quitte la pièce.

      

      


Dangereux Parages

      

      Ulysse Grant se glisse en soupirant dans le siège du pilote. Il caresse avec un plaisir non dissimulé les commandes de vol. Ce vaisseau est une merveille. Il n’a jamais encore pris les commandes d’un si bel engin. Technologie ALPOTECH, presque neuf. Un équipage de huit places, prévu pour les remorquages sur longues distances. Couchettes à l’arrière, douches soniques et cuisine automatique. Evidemment, ce n’est pas sur TERRA NOVA que l’on voit ce type de navire. Les Survivalistes acceptent à peine de garder la flotte en état, sans autoriser la moindre recherche pour l’améliorer. Quand aux vaisseaux spécialisés comme celui-ci, il n’en existe que très peu encore en activité.

      Il commence la check-list, essayant de prendre en main l’appareil, hésitant parfois devant une commande inconnue. Lude Xomric s’est assis à coté de lui, à la place du copilote. Il a l’air de connaître plutôt bien le tableau de bord. Il saurait certainement aussi bien contrôler les moteurs que lui-même, mais Ulysse veut apprendre. Il vaut mieux être deux à savoir piloter lors d’une expédition aussi risquée.

      Lentement, le remorqueur s’éloigne de la station, laissant la force centrifuge le propulser dans l’espace. Allumage des auxiliaires. Plaqué contre le dossier, Ulysse diminue un peu les gaz, pilotant en douceur parmi les barges de mineurs et les cargos en approche. Lorsque enfin il sort de la cohue, il enclenche le moteur principal. Avec un rugissement qui fait vibrer toute sa structure, le vaisseau s’élance à pleine vitesse. Le guidage automatique programmé calcule en permanence la trajectoire optimale en fonction des débris parmi lesquels Ulysse laisse le navire slalomer.

      Satisfait par la trajectoire prédéfinie, il se retourne vers les passagers. Une équipe ? Pas encore, mais cette mission leur permettra de faire connaissance, de se souder. La fille est étrange, un peu folle. Les autres, même s’il ne les comprend pas encore, lui semblent plus accessibles, plus aptes à s’unir. Mais il y aura du travail !

      Le remorqueur est maintenant en régime de croisière, l’accélération des moteurs annulant l’apesanteur. Faber Fabre se détache et se lève. « Bon, au travail, nettoyons un peu cette cabine ! » Sortant un petit couteau, il démonte une plaque de la paroi. De l’intérieur du trou, il extrait une caméra holo miniature. Les autres le regardent bouche bée. Betsy se détache, elle aussi. « Mais comment… » Faber la fait taire d’un geste.

      De la main, il explore les murs. Betsy, sur la paroi d’en face, fait pareil. D’un doigt, elle lui montre un détecteur de fumée. Il s’approche. A l’intérieur, ils découvrent une autre caméra. Ils continuent leurs recherches, sans trouver de nouveaux mouchards.

      « Je crois que c’est bon maintenant, nous serons tranquilles pour parler. Je n’aime pas être espionné » Mais soudain il se fige, le regard braqué sur une moulure de la paroi. « Dites, c’est normal, ces décorations ? » Du couteau, il décolle la barrette. Lorsqu’il arrache la moulure, un petit objet noir en tombe, une sorte de pyramide minuscule.

      D’un réflexe, il écrase la pièce avec un rictus sauvage. « Même ici, on trouve ces saletés ! » Betsy s’approche, et ramasse les morceaux. On dirait un cristal sombre, parsemé de minuscules fils métalliques, rien de fonctionnel. Faber lui prend des mains les éclats et les jettent dans l’incinérateur.

      Le vaisseau traverse une zone encombrée, et chacun regagne son siège, se sanglant à nouveau. Pendant un long moment, personne ne parle, laissant les pilotes se concentrer sur les délicates manœuvres d’évitement indispensables. Le navire tangue, roule, enchaîne accélération, looping et freinage d’urgence.

      Soudain, alors que le vaisseau passe en apesanteur pour contourner un astéroïde, Ulysse entend derrière lui un bruit qu’il redoutait depuis quelque temps. L’estomac d’un des passagers n’a pas tenu, et se vide de son contenu. Il se retourne un instant, impuissant. Kirk est blanc comme un linge, les mains crispées sur les accoudoirs, vomissant le repas pris juste avant le départ.

      Alors qu’une sphère infâme, jaillissant de la bouche du malade, progresse lentement vers le tableau de bord, Betsy jaillit de son siège, un sac à la main. D’un unique mouvement coulé, elle passe en vol plané près de la masse liquide, capturant la majeure partie du fluide au passage. Se réceptionnant d’une main sur un coin du tableau de bord elle se relance en sens inverse dans un gracieux looping. Au final, elle atterrit pile sur les genoux du géant roux. D’une main tremblante, celui-ci agrippe la fille tout en recommençant à vomir. La fille a déjà plaqué le sac déjà souillé contre le visage blême, se maintenant avec les genoux contre le malade.

      Alerté par Lude, Ulysse se retourne et revient au pilotage à temps pour passer entre deux rochers, espérant que Betsy ne sera pas catapultée à travers la cabine par sa manœuvre. Le vaisseau arrivant dans une zone plus calme, il stabilise la poussée de l’appareil, rétablissant une gravité normale.

      « Ca va ? » Kirk est toujours blanc, mais semble aller mieux. « C’est bon », articule-t-il difficilement, « Faber m’a donné un cachet. Désolé, mais je n’ai jamais supporté les montagnes russes ». Betsy lance le sac dans l’incinérateur avec dégoût. « La prochaine fois, prenez le sac sous votre siège, cela m’évitera des acrobaties ! » Tout le monde éclate de rire.

      Le vaisseau reprend ensuite sa route. Il reste encore au moins deux heures pour arriver à la dernière position connue du cargo. Le comprimé de Fabre permet à Kirk de supporter les mouvements brutaux du navire, mais il montre rapidement un effet secondaire gênant. En effet, Kirk est frappé de somnolence, et demande s’il est possible de dormir un peu.

      « Oui, il y a normalement quatre couchettes dans une cabine juste derrière. Sangles-toi bien, nous allons encore être secoués. »

      Kirk, profitant d’une accalmie, se lève et sort de la cabine de pilotage. Il revient à peine dix secondes plus tard, l’air préoccupé.

      « Vous saviez qu’il y a quelqu’un à l’arrière ? »

      Les autres le regardèrent étonnés. Pourquoi y aurait-il un passager ?

      « Elle est même en train de se réveiller. C’est Sandy, la blonde du SPIRIT OF HAVANA. » Ulysse a un geste vers un des sièges libres.

      « Amenez-la ici. Elle doit se demander ce qu’elle fait là-bas. »

      Jay se lève et, accompagnant Kirk, part vers l’arrière. Ils reviennent rapidement, accompagnant la jeune femme, qui observe le cockpit d’un air à la fois effaré et embrumé par le sommeil.

      « Qu’est-ce que je fais ici ? » Elle regarde ses compagnons un à un, semblant peu à peu les reconnaître. « Hey, j’avais dit que non, je ne voulais pas participer ! Ramenez-moi tout de suite ! »

      A cet instant, la radio se met à grésiller, sans que personne ne l’ai allumée. « Bonjour, mademoiselle Reckam. Bien réveillée ? Je suis désolé du mauvais tour qui vous a été joué. » La voix du colonel n’indique aucun remords. « Mais je tenais absolument à votre présence pour cette mission. A moins que je ne me trompe, ce que vous découvrirez intéressera sûrement l’Ordre. »

      Au dernier mot, la femme se relève dans son siège comme si elle avait été frappée. Ses yeux parcourent la cabine, comme s’ils cherchaient une hypothétique échappatoire. Reprenant ses esprits, elle se tasse sur elle-même. S’abîmant dans une longue réflexion, elle semble hésiter. Se redressant, elle s’installe et se sangle à sa place. « Bon, je suis avec vous sur le coup. Mais ne croyez pas que cela me fasse plaisir ! Quelle est la mission ? »

      La radio grésille encore une fois. « Bien, je savais que vous seriez d’accord. Ils vous expliqueront. Bonne recherche. ».

      Fabre s’est levé, tandis que les autres dialoguent entre eux, expliquant la mission à la jeune femme. Du doigt, il parcourt la combinaison de Sandy, jusqu’à ce qu’il découvre une autre minuscule pyramide noire, qu’il détruit comme la précédente. Prenant des outils, il démonte ensuite la radio, d’où il extrait un autre cristal sombre, plus gros, qui finit dans l’incinérateur, comme les deux premiers.

      Pendant plusieurs heures, le vaisseau continue son errance entre les blocs, à la recherche d’un indice du cargo disparu. Ulysse sait qu’il est arrivé dans la zone de recherche, mais celle-ci est vaste, encombrée de débris planétaires, et parcourue parfois par de rapides navires militaires Alpotech. A deux reprises, Il leur a fallu se cacher derrière une masse en mouvement pour échapper aux scanners des soldats.

      Finalement, Ulysse coupe la propulsion, et tourne le siège vers les compagnons. « Bon, il faut changer de tactique. Nous n’arriverons à rien comme ça. Ce secteur a été déjà passé au peigne fin au moins trois fois par les Capitalistes. Le cargo n’est pas là. Il a dû dériver »

      Lude hausse les épaules. « Ce qu’il faudrait, c’est estimer quelle est la direction de dérive la plus probable, et y orienter nos recherches. Si je pouvais utiliser l’ordinateur de bord… »

      Les cheveux d’Ulysse se hérissent. Toutes les ressources de l’ordinateur sont monopolisées par la navigation ! A moins que… Oui, s’ils synchronisent leur trajectoire sur un gros astéroïde, ils seront à l’abri quelque temps. « OK, donnes-moi cinq minutes, et je te le laisse. » Prudemment, Ulysse place le navire à la dérive dans l’axe d’un énorme rocher qui tourne lentement devant eux, leur servant de bouclier.

      Lude, sur le siège du copilote, se lance dans des opérations compliquées. Des diagrammes entrelacés, simulations de trajectoires et tracés graphiques multicolores, s’entrelacent sur les écrans. Fabre s’est approché, regardant avec intérêt le travail de Lude. Il suggère parfois, d’un air tranquille, comme s’il s’adressait à un élève, un conseil judicieux avec une pertinence qui laisse à chaque fois le programmeur pantois.

      Pendant ce temps, Jay s’est dessanglé et est parti en apesanteur vers l’arrière. Il revient en flottant quelques minutes plus tard, portant un ballon de cahoua, dont la douce odeur se répand dans la cabine. Chacun a droit à sa part.

      « Hé, je crois que je tiens quelque chose ! Faber, regarde, il semble y avoir une dérive secondaire vers le nadir d’un bon nombre de blocs. C’est là-bas qu’il faut chercher ! Ces crétins lobotomisés de l’ALPOTECH sont à au moins deux minutes-lumière de leur épave »

      « Hé, il y a une heure, on cherchait dans le même secteur qu’eux, alors n’en rajoutes pas. Attention, on décroche ! »

      Sitôt l’équipage sanglé, Ulysse lance son vaisseau dans une rapide parabole visant le centre de l’amas repéré par l’ordinateur. Sur les détecteurs, rien de remarquable ne s’affiche, c’est une masse de rocs pauvre en minerais, en gaz et en eau. Etrange, comme s’il avait été exploité jusqu’à l’épuisement. Pas un bon endroit pour prospecter, mais idéal pour se cacher !

      Moins de deux heures plus tard, alors qu’ils approchent du centre de l’amas errant, un point clignotant surgit sur l’écran de navigation. Ulysse active le module d’identification. Une balise de détresse de l’Alpotech ! Le remorqueur se dirige droit vers l’épave signalée. D’après les indications, il s’agit bien du cargo XB 25-230.

      Il est à moins d’une demi-heure de vol. L’effervescence règne d’un coup dans le vaisseau. Il faudra sûrement sortir dans l’espace, rejoindre le navire en perdition. Chacun enfile son scaphandre, dans un joyeux désordre. Sandy, dont le scaphandre est resté près de sa couchette, part s’habiller à l’arrière.

      Ulysse mène son navire en direction du cargo, se fiant uniquement à la balise. Il contourne un dernier énorme astéroïde qui leur cache l’épave. Chacun découvre alors un spectacle étrange. Le cargo semble avoir été coupé en deux, comme avec un couteau. L’avant, tranché au milieu de la cabine de pilotage, s’est peu à peu écarté du reste, auquel il est encore relié par un léger nuage d’air gelé.

      « Mais… Que s’est-il passé ici ? Aucune arme ne peut faire cela à un vaisseau spatial ! » Lude regarde, halluciné, les deux morceaux qui naviguent de conserve.

      Fabre hoche la tête, l’air peiné. « Ho si, c’est possible. Un navire, une lune, tout peut être ainsi frappé. La technologie n’a pas de limite, quand il s’agit de détruire. » Tous se taisent, impressionnés par l’amas de tôles.

      « Hé, regardez ! Là, derrière l’astéroïde, qu’est-ce que c’est ? » La voix de Lude est rauque, pressante. Tous tournent leur regard vers la masse sombre qui, peu à peu, émerge du bloc qui la masquait. Une immense construction de métal et de verre, un peu semblable à la mythique tour Eiffel de la défunte Terre ou à la non moins mystérieuse gare de Waterloo, dont l’architecture de poutrelles et de verre a inspiré certaines réalisations de l’Alpotech.

      Dans un hurlement, Fabre se rue vers les commandes du navire, repoussant Lude. « On dégage, on dégage ! VITE, sinon nous sommes foutus ! » Par réflexe, Ulysse enclenche les réacteurs. Ils hoquètent, puis démarrent. Mais, avant que la poussée ne se fasse sentir, un point du mystérieux artefact semble luire. Un rayon soudain en jaillit. Ne pouvant qu’observer, les sauveteurs regardent le rayon foncer vers eux et traverser leur navire, avant de s’éteindre d’un seul coup.

      Un instant, il semble que rien ne se soit passé. Puis les lumières clignotent avant de s’éteindre. Les lampes de secours prennent le relais au moment où, avec un WOUF monstrueux, la cabine se dépressurise. Instantanément, les visières des scaphandres se ferment avec un claquement bref. Quelques voyants clignotent sur le tableau de bord, avant que l’ensemble ne tombe définitivement en panne.

      Ils tournent la tête vers l’arrière. Par la porte restée ouverte, ce n’est plus la coursive métallique qu’ils observent, mais l’espace, les étoiles et les rochers de Dante. Ulysse se précipite d’un bond, passant comme une fusée entre les passagers médusés. Tranché par le milieu comme le cargo avant lui, le vaisseau est une épave irrécupérable, destinée à accompagner l’autre dans son errance.

      A quelques mètres seulement, mais s’éloignant lentement en diqgonale, le reste du navire s’enfonce dans le vide. Un reflet attire son attention. Un peu plus loin, sûrement projetée par le souffle de la décompression, Sandy flotte en tournoyant dans son scaphandre en direction de l’artefact.

      S’ils avaient les moyens du navire intact, ils pourraient peut-être encore la rejoindre. Mais le matériel est en train de partir en tournoyant lentement, dans la cale arrière. Il est peut-être encore temps… Et de toute façon, ils sont perdus s’ils restent sans rien faire.

      D’un puissante détente, il se jette dans le vide, tout son esprit tendu dans l’espoir d’attraper les débris de son navire. Comme au ralenti, il flotte, glissant entre les flocons gelés de l’atmosphère du vaisseau. Les autres l’observent anxieusement, agrippés à la porte.

      Après ce qui leur semble une éternité, il rejoint la cale et s’accroche au bord du couloir. A l’emplacement de la coupure, le métal n’est ni fondu, ni tordu ou écrasé. Il est simplement coupé, séparé en deux. Rupture de liaison moléculaire ? Il ne sait pas ce qui peut avoir fait cela, et il n’a pas le temps de chercher.

      Il parvient rapidement à la porte de la cale. Ici, l’électricité est toujours disponible. Les sécurités ont fonctionnées, et le sas est verrouillé, pour maintenir une atmosphère respirable de l’autre coté. Il est bloqué dehors, sans moyens d’accès… Mais si ! il y a encore de l’énergie, ici, et il peut utiliser le sas de secours.

      Ressortant, il s’accroche à la coque et rejoint le sas. Il tape le code d’accès, et il pénètre enfin dans la cale. Les trois scooters sont à leur place, bien rangés. Il en détache un. Il se tourne pour ouvrir la trappe d’éjection rapide, mais retient son geste. Dans moins de deux heures, les réserves d’oxygène des scaphandres seront vides.

      Lâchant son véhicule, il rejoint le tableau de contrôle. Manuellement, il déclenche la procédure de pompage de l’air. Pendant encore vingt minutes, il doit attendre sans rien faire que le vide se fasse progressivement.

      Lorsque enfin il sort sur le scooter, près d’une heure s’est écoulée depuis le drame. La silhouette de Sandy n’est plus visible, et l’avant du navire est déjà à une centaine de mètres. Haussant les épaules, il rejoint ses camarades d’infortune.

      Après une longue discussion, ils choisissent de quitter leur épave. En effet, le cargo offre plus de chance de survie, et c’est lui qui est recherché. Refaisant un dernier plein de leurs réserves d’air, ils s’élancent, deux par scooter, en direction du XB 25-230, d’où aucun signe de vie ne leur est parvenu.

      Lorsqu’ils arrivent, c’est pour constater que le rayon trancheur a coupé le navire en plein milieu du cockpit. L’équipage, qui n’avait pas de raison de porter de scaphandre, avait dû être tué sur le coup par la décompression.

      La visite de l’avant ne leur apporte rien, sinon l’étrange absence de tout corps, malgré des traces semblables à du sang, parsemant le vide en longs filaments glacés. Ils rejoignent donc la portion arrière.

      Conçu pour des environnements peu dangereux, le cargo ne disposait pas de sas d’isolement, et l’ensemble de l’épave est vide, tout son air envolé. C’est Noreew Jay qui fait la première macabre découverte. L’un des membres de l’équipage est sanglé sur son lit, un rictus d’horreur figé par le gel sur ses traits bouffis. En fin de compte, c’est cinq corps qu’ils trouvent ainsi attachés.

      « Il y a quelque chose de bizarre, quand même. Regardez, ils sont dans des positions étranges. Celui-ci, on dirait qu’il était assis lorsqu’il a été congelé. Et l’autre là, il est tourné comme s’il regardait derrière lui. » Noreew Jay se penche sur une autre victime, dont il manque bizarrement un bras, tranché net. « Pour moi, ils ont été déposés sur les couchettes après leur mort. Aussi incroyable que cela paraisse, il y a eu au moins un survivant ! Mais alors pourquoi n’a-t-il pas appelé les secours, et où est-il maintenant ? Et pourquoi portait-il un scaphandre ? »

      Tous les visages se tournent d’un bloc vers l’immense artefact qui emplit une partie du ciel, ses entrelacs de métal brillant au soleil, et ses vitraux éclaboussant de couleurs les naufragés.

      « Bon d’accord, il a dû aller là-bas. Et nous aussi, il faudrait que nous y allions, car ici nous mourrons dans » Kirk regarde l’heure sur l’écran du casque « dans moins de trois heures. Bon sang, je me demande de quoi il s’agit. On dirait une monstrueuse station spatiale, mais son architecture ne tient pas debout, elle devrait s’être effondrée ou démantelée depuis longtemps !»

      Maintenant que le soleil éclaire l’ensemble de l’objet, une forme en émerge. L’artefact est constitué d’une sphère centrale entouré de cinq branches, dont l’une est tronquée environ à moitié. Leur position, au zénith de l’objet, dessine une forme de pentacle tronquée.

      Kirk pousse un grondement. « Non, ce n’est pas possible, ils ne pouvaient pas venir d’ici ! » Sandy lui jette un regard étrange, comme si elle était inquiète, subitement. Elle s’écarte de lui.

      Ulysse, peu intéressé par l’étonnant spectacle, s’est enfoncé dans les entrailles de l’épave, en direction de la cale. Celle-ci a aussi été vidée de son air, et l’un des sas de sortie est ouvert. Un des berceaux contenant les scooters de manutention est vide. La cale elle-même est pratiquement vide. Seuls six containers sont solidement attachés au sol, étrangement séparés les uns des autres. N’importe quel pilote les aurait pourtant rassemblés au centre de l’espace pour minimiser les balourds !

      Il s’approche d’un colis, un large cylindre de deux mètres de haut. Il cherche un indice, une marque. Soudain, il se fige. Sur l’objet a été peint une marque identifiable entre toutes : Danger ! Le second dessin, à coté ne laisse planer aucun doute sur le contenu et sur le type de danger qu’il représente.

      Filant aussi vite que possible, il rejoint les autres, toujours fascinés par le spectacle. « Hé, je ne voudrais pas vous faire peur, mais j’aimerais partir au plus vite d’ici ! » Lude se tourne vers lui, un sourire amusé sur les lèvres. Devant l’air paniqué du pilote, il se retient de répondre.

      « Il y a quoi, exactement, dans la cale, qui justifie la recherche ? » Jay n’a pas bougé, les yeux fixant toujours la station. Baissant la tête, Ulysse répond dans un souffle « Bombes anti-matière » D’un bloc, tous les autres se retournent, effarés. Seul Fabre semble moins affecté. « Une bombe AM ! » « Non, pas une, six » Ils jettent tous des regards apeurés vers la cale sombre. « Mais c’est proche de la masse critique, il y a de quoi faire exploser tout le système ! »

      Fabre se retourne vers l’immense structure de métal autour de laquelle ils orbitent. « Le système, c’est trop tard, cela a déjà été essayé, semble-t-il… Mais peut-être seulement un artefact qui a échappé à la précédente explosion ! » Il se retourne vers l’avant du vaisseau découpé. « Et qui sait se défendre. » Sans se concerter, ils retournent aux scooters. Rapidement, tous les véhicules s’éloignent de l’épave, tournoyant en direction de la station. Chacun est crispé, s’attendant à voir de nouveau apparaître le rayon mortel.

      

      Vu de près, l’objet est immense, largement plus grand que FREEPORT. L’énorme sphère centrale luit d’un éclat sombre et inquiétant. Ulysse, en tête de la troupe, recherche une entrée.

      


Un étrange artefact

      

      Faber est inquiet depuis que le remorqueur a été frappé par ce rayon étrange. Malgré ce qu’il a dit aux autres, il n’a jamais entendu parler d’une telle arme, aussi meurtrière et rapide. Il n’est absolument pas préparé pour lutter contre une telle puissance. Il ne devait pas y avoir ici de telles technologies de pointe.

      L’immense station spatiale vers laquelle ils descendent ne fait que renforcer son impression de malaise. Il y a comme un décalage, comme si l’artefact était irréel. Cet objet ne devrait pas être là. Pourtant il a essayé de les tuer, et les deux vaisseaux détruits en sont un témoignage solide. Et c’est vers ce piège mortel qu’ils se dirigent, seule éventuelle possibilité de survie.

      En approchant, il sent sa tête tourner. Une intuition bizarre, l’impression que le temps passait imperceptiblement moins vite. Non, pas vraiment moins vite, mais différemment. Comme si la sphère centrale pulsait à contretemps. Il suit le scooter d’Ulysse, qui file plein gaz vers le coté tronqué du pentacle. Il semble avoir des problèmes, le scooter oscillant et zigzagant parfois sans raison.

      Arrivé au delà de la courbure de la sphère, ils découvrent que le pilote a eu raison de choisir cette branche. Devant eux se dresse une gigantesque plate-forme d’appontage. Elle est prévu pour d’énormes vaisseaux. Même le vaisseau-colonie originel de l’ALPOTECH aurait pu s’y amarrer sans difficultés.

      Alors qu’ils approchent, la gravité semble les attirer vers le pont. Un instant, Faber est pris d’un vertige qui se dissipe rapidement lorsque qu’il accepte que le sol soit le « bas ». Ils se posent près de la porte, à coté du scooter déjà accroché. Le survivant du cargo est bien arrivé jusqu’à la station.

      Le battant du sas qui leur fait face est à la taille de la structure. On pourrait y faire entrer un petit vaisseau comme le remorqueur. Tout semble réalisé en acier, les plaques du sol et de la porte assemblées entre elles par d’énormes boulons plus gros qu’un poing. Si un prospecteur tombe sur cet artefact, il sera riche. Il y a assez de fer ici pour occuper une armée de mineurs.

      Deux rails parallèles, qui courent depuis le bord de la plate-forme, disparaissent sous le sas. Sur le coté, une plaque a été découpée au laser, juste assez grande pour laisser passer un homme en scaphandre. Les naufragés s’y introduisent, pénétrant ainsi à l’intérieur de l’étrange structure d’une démarche peu assurée dans cette étrange gravité. Contrairement aux docks habituels, ramassés et étroits, limitant les pertes en air lors des sorties, celui-ci est constitué d’une immense salle au plafond soutenu par une foison de poutrelles métalliques rivetées. Plusieurs gigantesques ponts roulants semblent attendre le prochain chargement à transborder.

      L’impression est étrange. Leurs pas cognent sur les plaques métalliques, mais, en l’absence d’air, ne résonnent pas, créant une impression d’irréalité, de virtualité des sensations. Ils traversent ainsi tout le dock, suant sous le poids des lourds scaphandres, jusqu’à un sas à taille humaine, disposé près d’une grande porte de plus d’une dizaine de mètres de haut.

      Faber se sent plus dans son élément. Le mécanisme d’ouverture du sas est plutôt simple, franchement archaïque même ! C’est à se demander s’il s’agit d’une farce. Un grand volant en fonte, placé au milieu de la porte, permet d’ouvrir ou de verrouiller le sas. Il s’en approche et bande ses muscles pour faire tourner l’objet. A sa grande surprise, la roue tourne doucement dès qu’il la pousse, ouvrant le sas sans effort.

      Une légère brume d’atmosphère flotte en sortant par les joints lors de l’ouverture, vite aspirée par le vide du hangar. Ils entrent tous dans l’espace du sas. Ils sont habitués à d’étroits volumes, et ce sas est grand, spacieux, avec des bancs sur les cotés. Sur l’un des supports accrochés au murs pend un scaphandre identique aux leurs. Faber referme la porte, s’assurant de l’étanchéité de l’ensemble. Puis ils attendent.

      Au bout d’un quart d’heure, ils doivent se rendre à l’évidence : Le sas n’est pas automatique. L’air dans les bouteilles va bientôt manquer. Il y a bien un autre volant, sur la porte intérieure, mais aucun n’a encore eu l’idée de le manipuler.

      Inquiet de la situation, Faber s’avance et commence à tourner la roue. Un chuintement emplit la salle. A lui seul, il indique l’arrivée de l’air salvateur. Au bout d’une minute, les indicateurs des scaphandres indiquent une atmosphère respirable.

      Soulagés, ils retirent leurs casques. Faber inspire un grand bol de cet air étranger. Il sait qu’il risque sa vie, mais son scaphandre indique une autonomie résiduelle de dix minutes d’air, et il n’a donc pas le choix. L’air est frais, doux, avec un léger arrière-goût métallique. Etrange ! Il ne sent absolument pas le renfermé.

      Rapidement, ils retirent tous leurs scaphandres. Amusé, Faber regarde les autres accrocher leurs tenues sur les patères, comme s’ils allaient revenir bientôt. Lui-même l’abandonne dans un coin.

      Ils sortent tous du sas, que Faber referme soigneusement derrière eux. Les autres se sont rapprochés. Ils sont tendus, comme aux aguets. Il est vrai que l’endroit respire l’étrangeté, comme un décalage par rapport à la réalité du dehors. Faber sourit, bien moins affecté que ses compagnons.

      Les couloirs sont entièrement métallique, avec parfois un peu de marqueterie, pour marquer une porte ou un passage. Passant une main sur la rampe en bois d’un escalier, Faber se demande comment cela peut tenir debout après tant de siècles. Mais tout est propre, en état de fonctionnement. Un air pur souffle par bouffées de bouches d’aération ronronnantes, une douce lumière provenant d’appliques en verre travaillé sur les murs baigne les longues coursives.

      Faber commence toutefois a être inquiet à son tour. Cet engin semble en parfait état de fonctionnement, comme s’il était toujours occupé et ravitaillé. Et pour cela, il ne connaît qu’une explication, qu’il se refuse encore à accepter. C’est circonspect qu’il suit les autres naufragés.

      Ils s’enfoncent toujours plus profond dans les entrailles de l’artefact. Kirk a pris la tête du groupe. Faber a du mal à suivre la logique qui l’anime lorsqu’il choisit un tournant ou un escalier, mais préfère le laisser faire. Ils auront vraisemblablement le temps de tout visiter avant d’être secouru, si cela doit arriver.

      

      Lorsqu’ils débouchent dans la cathédrale de métal, Faber est impressionné. Bien sûr, ce n’est pas un lieu de culte, mais un immense espace, une esplanade d’oû partent de nombreux passages, un des points névralgiques du complexe. Une verrière gigantesque coiffe le tout, seule séparation entre l’intérieur chaud et le vide glacial de l’espace. La lumière de Dante, réfractée par tous les carreaux de verre, éclabousse le sol et les murs de millions d’arc-en-ciel, créant une féerie de couleurs et de dessins qui se déforment au gré de la rotation de la station.

      Ils restent longtemps sur le seuil, à la fois impressionnés par la beauté du site et effrayé par la fragilité apparente de la structure. Le premier, Lude s’avance dans la salle, à pas hésitant, comme s’il doutait de la réalité même de ce qui l’entoure. Lorsque Betsy fait un pas pour le suivre, Kirk la stoppe d’une main. « Non, un seul éclaireur suffit. »

      Faber est resté en arrière, et observe la scène. Il n’est pas venu là pour cela, mais l’étude de ce petit groupe est passionnante. Kirk a instinctivement pris la tête du groupe, sans que personne ne lui dispute le rôle. Ulysse, pourtant si présent dans le vaisseau, s’efface maintenant et se contente de suivre les ordres sans discussion.

      La fille suivait le mouvement. Elle lui semblait étrange. Décalée. Un peu comme lui. Soudain, un frisson glacé lui parcourt le dos, à la simple qu’elle aussi soit… Non, ce n’est pas possible, ce serait une terrible coïncidence !

      Quand à Noreew Jay, il se contentait de suivre, sans intervenir, mais certains signes laissaient paraître son exaspération croissante devant le comportement de Kirk. Faber sourit. L’ordre ou le désordre, la loi martiale ou la paix… Ce serait toujours et partout un combat sans fin.

      Comme pour Lude. Il suffit de lui donner un ordre pour qu’il fasse le contraire. Actuellement, il s’évertue à comprendre le fonctionnement d’un étrange artefact. Soudain, avec un sourire, il brandit un objet et leur fit signe de venir le rejopindre. Sans attendre le feu vert de Kirk, Faber s’avance en même temps que Noreew Jay.

      De près, la machine semble encore plus étrange, un mélange discordant de distributeur automatique et de machine à vapeur en cuivre de la terre au début du 20ème siècle. Un sourire sur les lèvres, Lude croque à pleines dents dans une barre alimentaire d’un rose écœurant.

      Ecartant les bras, il montre la machine. « Et voilà, nos problèmes alimentaires sont résolus. » Il avale un morceau avec une grimace. « Enfin, si vous aimez la pâte de guimauve ! » Il montre un papier, scotché sur le côté de l’appareil. « En plus, il y a un mode d’emploi. »

      S’avançant, Faber observe quelques secondes la feuille. Ecrite en anglais standard au stylo à bille, elle paraît neuve, tout juste déchirée d’un bloc-note. Une écriture féminine, songe Faber. Pourtant le papier ne ressemble pas du tout à celui qu’il a vu et utilisé lors de son voyage. Plus grossier, des fibres plus larges, moins blanc.

      Betsy ouvre brusquement la bouche pour la première fois depuis leur arrivée. « Le naufragé du cargo a fait du bon travail. Notre cercle ne se refermera pas trop vite. » Elle fait un geste étrange, traçant un cercle dans l’air des deux mains. « Il nous faut maintenant le trouver, en espérant qu’il n’ai pas rejoint l’éternité. » Puis elle se recule et se mure à nouveau dans son mutisme.

      Faber songe qu’elle a raison. La station est grande, mais ils ont fait du chemin depuis le hangar, et il n’ont pas encore trouvé de traces du naufragé – de la naufragée, si son analyse du texte est correcte. Il réfléchit quelques secondes. S’il était seul dans cette station, que ferait-il ? Il aurait au moins laissé quelques signes, pour indiquer comment le trouver si quelqu’un débarquait. Quelque chose cloche ici. Pas seulement l’artefact, mais aussi ce qui s’y passe. Un instant, il se demande si la naufragée a vraiment envie d’être trouvée.

      Les autres ont manipulés les commandes de la machine, et mangent tous de bon cœur. A proximité, un robinet brillant au dessus d’un grand bac en cuivre permet d’obtenir une eau qui paraît pure. Faute de détecteurs, ils n’ont aucune assurance de la qualité de ce qu’ils mangent et boivent.

      

      Une fois rassasiés, ils reprennent leur exploration. Dix minutes plus tard, ils trouvent enfin des traces de l’occupant précédent. La chambre est idéalement placée. Elle est près de la cathédrale, permettant un ravitaillement facile. La porte suivante donne sur un espace commun de toilette, avec douche, bain et commodités. Tout est en cuivre et en acier zingué, curieusement brillant malgré l’âge de l’installation.

      La pièce est située à coté d’un escalier qui monte vers le cœur du complexe. Il en provient un léger bruit, comme un ronronnement ou un battement sourd, à la limite de l’audible, mais qui donne à Faber une impression indicible de malaise.

      La chambre elle-même est un dortoir pour quatre personnes. Un des lits est défait. Sur les autres traînent des vêtements de femme, certains sales, d’autres propres et encore pliés. Faber esquisse un petit sourire à cette confirmation de ce qu’il soupçonnait.

      La table est couverte de papiers. La plupart sont des pages arrachées à des ouvrages, ou des ouvrages entiers. Plusieurs autres sont écrits à la main, de la même écriture que le mode d’emploi du distributeur.

      Tous les ouvrages, semblant très techniques, sont écrits avec des caractères étranges. Faber fouille dans ses souvenirs, sans même trouver une analogie avec aucune langue connue. Il frissonne, encore plus inquiet qu’auparavant.

      Toutefois, la langue ne semble pas avoir de secrets pour l’habitante des lieux. La plupart de ses papiers manuscrits utilisent cette forme étrange d’écriture, à part un papier mis bien en évidence au-dessus des autres. Il est écrit en anglais standard « Bon courage Sandy, la chasse n’est pas finie » Au-dessous, la signature, un S majuscule, dessine une sorte de serpent stylisé. A sa vue, Betsy pousse une exclamation étouffée. Rapidement, elle dessine un cercle dans l’air devant elle, puis se calme.

      Pendant plus d’une heure, ils parcourent les documents, cherchant dans les dessins et les graphiques des pistes qui éclaireraient le contenu du texte, mais avec aucun résultat.

      Le seul document immédiatement compréhensible est un plan de la station. Un rond dessine la sphère centrale, simplement annoté d’un symbole « danger ». Autour, se dessine comme une toile d’araignée qui s’étend le long des branches de l’étoile.

      Finalement, excédés de leurs vaines recherches, ils décident de repartir. De toute façon, la mystérieuse inconnue n’a pas pu quitter la station, et elle semble comprendre les textes.

      

      Il leur faut encore une demi-heure pour atteindre la gare. De l’autre coté des voies, une verrière fumée donne sur la mystérieuse sphère centrale. A droite comme à gauche les rails s’étendent, épousant la courbure de la station. Un seul wagon, en métal et bois est attelé à une petite locomotive, immobilisée devant eux.

      Ils se lancent quelques regards interrogatifs. Haussant les épaules, Kirk monte dans le wagon. Les autres le suivent. Amusé, bien que toujours à l’affût, Faber est le dernier à monter.

      Aussitôt, une sirène retentit, tandis que les portes, mues par un système invisible, se referment sur l’équipe. Kirk se rue sur la porte, tentant de l’empêcher de se refermer.

      


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