Retour aux choix de l'histoire

      Souffle court, cœur battant la chamade, Thierry observe l’homme blessé tombé à ses pieds. Une seconde, il se demande s’il est mort. Puis le corps est par instant secoué de spasmes. Il est toujours vivant, mais paraît salement touché. Pourtant Thierry n’a donné qu’un seul coup. Une vilaine ecchymose commence à violacer la tempe de l’homme à terre à l’endroit où la batte a frappé.

      Le garçon s’appuie sur son arme. Lourde, massive, une poignée large. C’est une vraie batte de professionnel. Heureusement que Rachid a accepté de la lui prêter. Sans elle, il ne serait pas parvenu aussi facilement à l’abattre, ce monstre qui les poursuit depuis plus de deux semaines maintenant, lui, sa mère et sa petite sœur.

      

      Ce n’est pas la première fois qu’il se sert d’un tel engin. Il a déjà frappé plusieurs personnes avec. Mais c’était dans des circonstances franchement différentes. Jamais dans un face-à-face avec un dément détraqué qui lui voulait du mal.

      Souvent, la bande de l’allée des Marronniers faisait des descentes jusqu’au parc des Gâtines. A croire qu’ils n’avaient rien de mieux à faire, ces crétins… Mais ils trouvaient toujours à qui parler ! La bande de Jamel ne se laissait pas prendre comme cela son territoire. Alors, ils se rassemblaient, prenant les armes qu’ils avaient, et faisaient face aux envahisseurs. Thierry a toujours été fier de participer à ces opérations.

      La plupart du temps, il n’y avait pas vraiment d’affrontement, sinon tout finissait souvent mal. Deux ans auparavant, personne n’a pu se souvenir pourquoi, la bagarre s’était déclenchée brutalement. A la fin, la police avait embarqué plus de dix personnes, dont Jamel lui-même. Au moins cinq gars de la bande avaient fini à l’hôpital, et certainement autant de l’autre bord. Rachid en avait gardé une balafre qui traverse sa joue en diagonale.

      Thierry, comme les autres, avait affronté l’ennemi. Il avait même frappé au moins deux ou trois adversaires, mais il avait à ce moment pris un coup de poing, et à moitié sonné, il s’était écarté, laissant les autres combattre. Il avait eu honte sur le moment, mais c’est lui qui avait vu arriver les flics, et qui avait prévenu tout le monde. Sans lui, bien plus de monde aurait fini la nuit derrière les barreaux.

      Il lui est arrivé aussi parfois de participer à des rondes de nuit, avec ceux de la bande. Et lorsqu’ils tombaient sur un de ceux des Marronniers, ils le tabassaient un peu, pour s’entraîner. Thierry n’aimait pas trop cela, mais il devait faire comme les autres s’il voulait continuer à faire partie de la bande.

      

      Il jette un regard dédaigneux au blessé qui agonise à ses pieds. Ce malade a eu ce qu’il mérite ! Il les connaît, ces détraqués qui s’attaquent aux femmes et aux enfants fragiles. Il en a vu passer plusieurs dans l’appartement, à commencer par le père de sa petite sœur.

      Il a toujours respecté les choix de sa mère, bien sûr. Pour une femme seule, avec un jeune enfant à élever, la vie était dure. Lorsqu’un homme s’intéressait à elle, un bras auquel elle pouvait se raccrocher, il n’y avait pas lieu d’hésiter, même s’il avait des défauts, qu’il buvait ou qu’il était un peu violent..

      Dans le quartier, la vie était pénible, dangereuse. Une femme jeune, jolie, avec un enfant dont personne ne connaît le père, était en danger permanent. Il lui fallait une force de caractère énorme pour s’imposer à chaque instant et ne pas devenir une proie facile. Les hommes, en particulier les jeunes, étaient sans pitié. Thierry en sait quelque chose, pour avoir, avec sa bande, persécuté pour s’amuser certaines personnes facilement impressionnables.

      Enfin, il ne faisait jamais que regarder, encourageant les autres et se forçant à rire avec eux. Cette violence quelque part le gênait, d’une manière inexplicable, l’empêchant de prendre plaisir à ces activités pourtant habituelles parmi les bandes dans la cité. La bande était sa vie, encore plus que sa famille. Elle l’a protégé pendant toutes ces années, prenant soin de lui tandis qu’il lui était fidèle et le protégeant.

      Aujourd’hui, il est suffisamment fort pour être capable de protéger sa sœur et sa mère, mais ce n’a pas toujours été le cas. Il avait sept ans quand est arrivé le père de Nathalie. Il y avait sûrement eu d’autres hommes avant celui-là dans le lit de sa mère, mais il n’en a plus de souvenirs. Stéphane était costaud, souriant. Thierry avait immédiatement été impressionné par lui, par cette force calme. Ils s’étaient donc installés à trois, puis à quatre lorsque la petite fille était née. La vie devenait soudain plus simple, plus facile.

      Tout le monde respectait cette famille, et le jeune garçon appréciait et aimait Stéphane comme le père qu’il n’avait jamais connu. Il était payé en retour : son beau-père le couvrait de cadeaux, et s’occupait beaucoup de lui. Thierry n’avait pas pris conscience immédiatement que le comportement de son beau-père envers lui changeait au fur à mesure, se faisant plus tendre et plus pressant. Jusqu’au jour horrible ou il était passé à l’acte. Bien que choqué et horrifié par le comportement de celui qui remplaçait son père, Thierry avait laissé l’homme mûr faire de lui son jouet sans oser réagir et le dénoncer.

      Qu’aurait pensé de lui sa mère, s’il avait accusé son compagnon ? Ce salaud avait abusé de lui pendant plus d’un an avant que sa mère ne s’en rende compte. Alors, aidée par son frère, elle l’avait chassé un soir de l’appartement. Cela avait fait tellement de bruit que la police était venue.

      Pendant deux mois, Stéphane avait tenté de revenir, harcelant la femme et poursuivant le garçon. Souvent saoul, il leur avait mené la vie dure, jusqu’à ce que l’oncle de Thierry ne le démolisse, un soir, dans un coin sombre, avec quelques copains. Depuis, Thierry n’avait plus entendu parler de lui. Sa mère avait mis longtemps à reprendre un homme dans son lit, et plus jamais Thierry n’avait fait confiance aux amants qui passaient. De toute façon, il n’avait pas le loisir de s’attacher à eux, car aucun n’était resté bien longtemps.

      

      Maintenant qu’il a quatorze ans, les hommes ne se risquent plus à l’embêter, bien sûr. Mais l’ordure qui gémit de douleur, vautré dans l’herbe humide commençait à s’intéresser à sa petite sœur. Et Thierry, devenu par la force des choses l’homme de la maison, ne peut supporter d’imaginer la petite fille subissant ce que lui a vécu quelques années plus tôt. Plutôt la tuer de sa propre main que laisser faire des ordures pareilles!

      Sa sœur Nathalie était encore si jeune ! Et elle n’avait que lui et sa mère dans sa vie. Seule la chaleur du foyer, même s’il est modeste, pouvait les aider tous à survivre dans cette jungle. Chaque soir, lorsqu’ils se retrouvaient tous les trois pour le souper, il ressentait pour sa part une impression de calme et de sérénité qu’il ne retrouvait pas dans la rue avec la bande. Il ne pouvait pas laisser détruire ce sentiment par un clochard libidineux.

      L’inconnu était arrivé deux semaines plus tôt dans le quartier. Au début, personne n’y faisait attention, tellement les gens louches vont et viennent dans cette zone délaissée par la police. C’était Antoine qui avait fait remarquer sa présence aux autres de la bande.

      On le voyait rôder un peu partout, et particulièrement autour du collège et de l’école. Il ne discutait avec personne, on ne savait pas où il habitait ni qui il était. Une ombre comme il en existe beaucoup dans le quartier. Mais les autres marginaux, tout le monde les connaissait, alors que celui-ci n’était pas d’ici, c’était sûr.

      La bande, se sentant la responsabilité de la tranquillité du quartier, et aussi pour s’amuser, avait décidé de le filer. Ils avaient fini par découvrir qu’il dormait dans une ancienne cabane de jardin abandonnée, en lisière du bois, dans un coin désert et isolé. Ensuite, ils s’en étaient assez vite désintéressés, car une nouvelle famille venait d’emménager, avec une fille plutôt mignonne, et c’était plus marrant de la suivre que d’observer ce clochard vieux et laid.

      Peu à peu, l’homme s’était enhardi, discutant au café ou avec des gens dans la rue. Et rapidement, Thierry avait été prévenu : toutes les questions de l’inconnu concernait Thierry, sa mère ou sa sœur. Il y avait de quoi inquiéter n’importe qui, et Thierry était déjà d’un naturel plutôt méfiant.

      Jamel avait proposé à Thierry de l’aider, de casser la figure de l’étranger avec la bande, histoire de le calmer un peu et de le faire fuir. Mais le jeune homme avait sa fierté. Il ne serait pas dit qu’il se cacherait derrière ses amis comme lors de la bagarre du parc ! Il avait peur, un peu, et puis il espérait que, malgré tout, l’homme ne ferait que passer, qu’il allait repartir bientôt et laisser sa famille en paix. C’est ce soir là que Rachid lui avait confié la batte, par sécurité, disait-il. Personne ne pensait alors qu’il aurait réellement besoin de s’en servir, et surtout pas Thierry.

      Lorsqu’il l’avait ramenée dans l’appartement, il avait eu un peu honte, se cachant pour aller la dissimuler dans sa chambre, comme s’il apportait avec cette arme une part de l’insécurité extérieure qui risquait de déchirer la quiétude du foyer. Il n’en avait parlé ni à sa mère, ni à sa sœur. Mais d’un autre coté, savoir que c’était lui qui avait l’arme chassait d’autres inquiétudes.

      Car en fait, ce dont il avait peur, c’est que la bande aille trop loin, et que l’un d’eux ne frappe le vagabond trop fort ou le blesse avec un couteau, et que l’homme n’en meurt. Il connaissait ses copains, et savait que certains en étaient capables, juste pour montrer qu’ils étaient les plus forts.

      Ho, Thierry avait déjà vu des cadavres, et même de très près ! L’an dernier, Olivier et Francis avaient volé une Clio. Malgré ses quinze ans, Olivier conduisait plutôt bien, et avait proposé une virée pendant la nuit. Ils avaient tous voulu monter avec lui dans la voiture. Comme il n’y avait pas assez de place, Thierry suivait l’équipée en moto, accroché derrière Jamel, qui ne montait jamais dans un véhicule s’il ne conduisait pas.

      La route était glissante, et la voiture avait fait plusieurs tonneaux avant de s’immobiliser dans le champ, dix mètres en contrebas du virage. Avec Jamel, ils s’étaient précipités. Olivier était déjà mort, l’abdomen pratiquement coupé en deux par une horrible blessure. Francis, qui, seul, avait mis sa ceinture, était sorti à quatre pattes de l’épave, couvert de sang. De son arcade sourcilière ouverte, le sang pulsait par saccades.

      Se glissant dans l’épave, Rachid avait poussé le corps de Mehdi par-dessus les débris de la vitre arrière. Les deux autres ne bougeaient plus, ou alors Thierry ne s’en était pas rendu compte sur l’instant. Il avait aidé son ami à sortir le blessé. Puis, seul, il l’avait traîné un peu plus loin, sur les graviers d’un chemin agricole. Mehdi laissait au sol une traînée humide et sombre dans laquelle pataugeait Thierry.

      Soudain, il avait senti le blessé se raidir dans ses bras, agité de tremblements, puis d’un coup s’avachir avec un gémissement. Il l’avait tenu encore un peu, puis, comprenant que c’était maintenant un cadavre qu’il portait, il avait lâché le corps qui était tombé à terre avec un bruit mou. Il avait laissé les autres sur place, partant prévenir les secours. Pour rien au monde il ne serait resté là.

      Il n’avait pas pu dormir pendant plusieurs nuits, revivant la mort de son ami, et entendant en boucle le son sourd du cadavre touchant le sol. Lorsqu’il parvenait à sommeiller, c’était souvent pour se réveiller en sursaut, hurlant et tremblant. Sa mère avait été si inquiète qu’elle l’avait autorisé à dormir avec elle, dans son lit, comme lorsqu’il était petit. Mais ça, jamais il ne l’avait avoué devant la bande !

      

      L’inconnu était resté, se montrant de plus en plus. La mère de Thierry était devenue nerveuse, elle ne parlait plus, ne sortait que rarement, et jetait de fréquents regards par les fenêtres, comme si elle se sentait surveillée. Le jeune homme ressentait profondément cette atmosphère lourde d’angoisse, et souhaitait très fort que tout cela finisse.

      Puis, hier, il y avait eu l’épisode entre l’homme et Nathalie. Comme d’habitude, l’homme s’était posté devant l’école, attendant la sortie des élèves. Mais lorsque la fillette avait franchie la grille, l’homme l’avait rejoint, abordée. Ils avaient eu beau lui expliquer cent fois qu’il ne faut pas discuter avec des étrangers, elle avait accepté le bonbon qui lui était offert.

      A partir de là, l’homme l’avait questionnée, tout en lui offrant d’autres bonbons. Il voulait tout savoir sur Thierry, sur sa mère, sur leur vie. La petite fille avait répondu à tout. Puis elle était rentrée à la maison sans rien dire. Sa mère avait été un peu étonnée de son manque d’appétit, mais la petite fille avait souri, et tout le monde avait été rassuré.

      Ce matin, Rachid avait prévenu Thierry que son frère avait vu Nathalie avec l’inconnu. Inquiet, Thierry avait tenu à venir personnellement chercher sa sœur à l’école. D’habitude, la fillette revenait seule, protégée des dangers de la rue par sa jeunesse et tous les gens qu’elle croisait. Mais là, il valait mieux l’accompagner. La petite main de sa sœur dans la sienne, il se sentait un peu idiot, mais aussi, étrangement, plus sûr de lui, comme renforcé par cette légère présence à ses cotés.

      Curieusement, l’homme n’était pas là ce soir pour surveiller les jeunes sortant de l’école. Pendant le retour, la petite fille avait accepté timidement, comme à regret, de raconter son aventure, avec ses mots d’enfants. Elle trouvait l’homme gentil, et ne comprenait pas pourquoi Thierry ne voulait pas qu’elle le revoit, alors qu’il donnait plein de bonbons.

      

      L’homme commence lentement à reprendre conscience en hoquetant. Il tourne la tête vers son agresseur. Lorsque ses yeux troubles se fixent sur Thierry, ils s’écarquillent de stupéfaction. L’homme a un geste de recul, mais la douleur le terrasse brutalement, le rejetant à terre avec un gémissement.

      L’homme glisse péniblement une main dans sa poche. Thierry est sur ses gardes. « S’il sort un arme, je le brise en morceaux ! » pense-t-il. Toujours aussi difficilement, la main ressort. Elle tient un morceau de papier, une photographie. Thierry la reconnaît aussitôt.

      C’est un cliché de lui, pris par son oncle lors des vacances d’été. Il est en maillot de bain, posant en grimaçant un peu sous le soleil, avec la mer derrière lui. Jusqu’à ce soir, cette photo était sur la table de nuit de sa mère. Quel infect salaud, il a volé sa photographie en petite tenue, et Thierry imagine très bien pourquoi !

      De rage, il abat violemment son arme sur la main et l’image. Sous le choc, il entend les doigts craquer, les os éclater. Un second coup fait voler la photographie à plus d’un mètre de l’homme qui pousse un cri de douleur.

      Thierry s’en doutait déjà depuis longtemps. En arrivant ce soir chez lui, la voisine du rez-de-chaussée lui a dit avoir vu passer un rôdeur, et entendu des bruits dans leur appartement. Montant l’escalier en courant, il avait trouvé la porte fracturée, encore entrebaîllée. Il avait rapidement parcouru les pièces, sans découvrir de traces de cambriolage.

      Pensant immédiatement à l’inconnu, il avait pris la batte cachée sous son lit et s’était précipité dehors. L’homme n’était nulle part en vue, mais Thierry savait où était le repaire du rôdeur. Moins de deux minutes plus tard, il atteignait la cabane. Il était entré en trombe, défonçant presque la porte dans sa précipitation, mais le nid était vide. Se calmant un peu, il avait décidé d’attendre le retour du voleur.

      Caché dans les buissons, il avait patiemment guetté le retour de l’homme, qui n’avait pas tardé à apparaître. Il était arrivé tranquillement, sans se méfier, comme s’il rentrait simplement chez lui après une promenade. Thierry s’était redressé et approché du monstre par-derrière et sans bruit. L’arme massive, sifflant dans l’air, avait cueilli l’homme à la tempe, avec un bruit mat. L’inconnu s’était effondré d’un bloc, sans un cri, comme un pantin dont on lâche les ficelles.

      

      Le visage crispé par la douleur, un gémissement sourd sortant de sa bouche tordue, l’homme a encore la force d’avancer en rampant, tendant sa main aux doigts brisés pour tenter d’attraper le cliché froissé. Avec un hurlement de rage, Thierry abat une fois de plus de toutes ses forces son arme sur la nuque du blessé, dans un craquement d’os brisé. Le corps retombe pantelant à terre, les yeux grand ouverts, du sang coulant sur le menton. Il tremble, secoué d’atroces spasmes, la bouche ouverte sur un cri qui ne sort pas.

      Puis, dans un dernier soubresaut, l’homme meurt, le bras toujours tendu vers la photographie de son fils enfin retrouvé.

      


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